Inde: souvenirs de casques bleus

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Il y a 70 ans était déployée la première mission de maintien de la paix de l’ONU, et depuis, 71
opérations similaires ont envoyé ces fameux « casques bleus » au Cambodge, en Palestine ou en République démocratique du Congo (RDC). Ces militaires viennent de pays souvent très éloignés pour faire respecter un cessez-le-feu ou encadrer des élections à la fin d’un conflit. L’Inde est ainsi le troisième plus important contributeur de casques bleus, avec 6 000 soldats déployés dans quatre missions. Notre correspondant dans ce pays a rencontré deux généraux qui ont oeuvré en Afrique pour savoir ce qu’ils retirent de leur contribution à ces missions difficiles.
Le général Shashi Asthana se souvient de sa première mission pour l’ONU. Et quand il l’évoque, un sourire fier se dessine sur son visage. Nous sommes en 2000, à la frontière entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Les deux pays viennent de se déchirer lors d’une guerre fratricide de deux ans, et les casques bleus sont envoyés pour veiller au respect du cessez-le-feu, au sein de la Mission des Nations Unies en Éthiopie et en Érythrée (MINUEE).

Un blocus de dix jours
Shashi Asthana, à l’époque colonel de l’armée indienne, fait partie des premiers officiers à partir. Il est nommé responsable logistique des opérations civiles et militaires, une tâche énorme destinée à assurer le ravitaillement d’environ 3 000 personnes dans les deux pays. Mais rapidement, cette opération se transforme en cauchemar, car suite à une incursion non désirée d’un journaliste dans un territoire disputé, l’Éthiopie décide d’interdire aux troupes de l’ONU de circuler entre les deux pays. « Le blocus a duré dix jours, pendant lesquels nous devions nous assurer que le personnel ne manquait pas de nourriture ou de médicaments, relate le général Asthana. Heureusement, j’avais insisté pour que les troupes aient vingt jours de réserves. Nos contingents ont donc pu aider les observateurs militaires (UNMO), qui étaient moins ravitaillés, surtout du côté éthiopien. Cela montre bien que les casques bleus peuvent servir de ligne de survie pour les autres opérations de l’ONU sur place. »
Cette coopération a été vitale à une autre occasion : une agence indépendante a été envoyée pour démarquer la frontière entre l’Éthiopie et l’Érythrée, mais ce territoire frontalier était rempli de mines. Les casques bleus avaient cartographié la zone et ont pu éviter aux agents de terribles accidents.
Des ennemis convertis en alliés
Ces missions onusiennes rapprochent également des militaires ennemis sur d’autres terrains  tels que les Indiens et les Pakistanais, dont les armées nationales se sont menées trois guerres en 70 ans. Le général Asthana a servi avec des officiers pakistanais et même chinois - un autre voisin belliqueux - et assure que leurs relations ont été extrêmement bonnes. « Quand nous sommes sur notre frontière et que les Pakistanais nous tirent dessus ou tuent nos civils, ils représentent un ennemi, explique-t-il. Mais quand nous nous battons ensemble pour sauver quelqu’un d’autre, ils ne représentent plus un ennemi. Cette maturité est possible grâce aux Nations unies. J’ai même eu des officiers de ces pays sous mes ordres, et 100% de mes ordres ont été exécutés. »
Cela fait dix-huit ans que le général Asthana travaille au sein de différents services de l’ONU et, aujourd’hui, âgé de 62 ans, il est instructeur en chef pour les nouvelles recrues indiennes. Il estime que les missions sont devenues plus complexes, à cause de l’implication d’acteurs non étatiques. « Des groupes terroristes ainsi que des seigneurs de guerre sont apparus, en République démocratique du Congo particulièrement. Et cela est un problème, car ils ne respectent aucune règle, déplore le général indien. Nous ne pouvons donc plus maintenir notre rôle traditionnel de maintien de la paix. » Les missions récentes sont ainsi encadrées par le chapitre 7 de la charte des Nations Unies, qui permet un recours plus facile à la force par les casques bleus.
Le général 3-étoiles Chander Prakash a commandé la MONUSCO, en République démocratique du Congo, entre 2010 et 2013.ONU
Les casques bleus face aux crimes en RDC
Le général trois étoiles Chander Prakash a été confronté directement à cette implication de groupes armés rebelles incontrôlables, quand il était commandant de la force de maintien de la paix en RDC, la Monusco, entre 2010 et 2013, à la tête de près de 20 000 soldats. Ses troupes ont alors été placées devant des choix difficiles : « Quand le groupe M23 était aux portes de Goma, j’ai dit à un commandant de contingent de se battre pour les repousser à tout prix, raconte-t-il. il m’a alors répondu que son pays l’avait envoyé pour maintenir la paix, pas pour faire la guerre. Le défi est donc que chaque État peut interpréter différemment notre mandat ».
Le général Prakash garde du reste une certaine frustration de sa coopération avec les autorités congolaises. « Il y a des généraux dans l’armée nationale qui ont commis des violations des droits de l’homme. Mais quand nous faisions savoir aux autorités locales que cela n’était pas acceptable pour nous, elles refusaient de changer quoi que ce soit, car elles avaient leurs propres intérêts. » Il sourit du reste quand on évoque que les dirigeants de Kinshasa ont récemment affirmé qu’ils voulaient que la Monusco quitte le pays. « Dès que les responsables de mission insistent sur des sujets qui ne plaisent pas aux autorités locales, ces dernières demandent son départ. Mais en mars 2013, au moment de l’attaque du groupe M23, les mêmes personnes avaient réclamé d’augmenter la taille de la mission. Leurs commentaires dépendent donc complètement de ce qui les arrange à ce moment précis ».
Le général Prakash reste fier, malgré tout, d’avoir contribué au déroulement pacifique des élections de 2011, en RDC, même si celles-ci ne se sont pas révélées transparentes par la suite.
Le général Asthana, quant à lui, reconnait les limites de ces missions onusiennes, qui s’étendent pendant des années sans pouvoir restaurer la stabilité dans une région. Mais il soutient « qu’au moins, ces situations n’ont pas empiré. Et tant que ces les casques bleus sont sur place, ils évitent que cela devienne catastrophique».
Viols, coopération avec les rebelles, troc de rations: les casques bleus indiens accusés
Un rapport publié en 2014 par une association indienne des droits de l’homme incrimine sérieusement les militaires indiens déployés par l’ONU et remet en cause leur éthique ainsi que le processus de leur recrutement.
The Asian Centre for Human Rights a eu accès à différents compte-rendus confidentiels, rédigés suite à des enquêtes menées par le Bureau des services de contrôle interne de l’ONU. Les troupes indiennes déployées sous la bannière onusienne en République démocratique du Congo entre 2004 et 2013 y sont accusées de graves crimes et délits.
En 2004, une enquête a confirmé que des soldats de la Monuc ont engagé des prostituées congolaises, certaines âgées de 13 ans, à Bunia, mais il n’est pas précisé si des Indiens étaient parmi eux. En mars 2008, par contre, un lieutenant-colonel et deux commandants indiens ont été arrêtés pour un ou des viols survenus lors de leur déploiement dans le Nord-Kivu. Une enquête plus large du Bureau de l’ONU, menée entre juillet et novembre 2007, a également révélé un ensemble de pratiques illégales, voire mafieuses, de la part du contingent indien : troc de rations alimentaires et de munitions contre de l’or ou de l’ivoire avec le Front démocratique de libération du Rwanda (FDLR, un des belligérants que les casques bleus sont censés contenir), ainsi que fraternisation et sabotage du processus de désarmement de ces rebelles. Le scandale le plus embarrassant a toutefois eu lieu en 2008, quand une nouvelle enquête a révélé, grâce à des tests ADN, que des casques bleus indiens avaient conçu des enfants après des relations facturées. En août 2008, le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon s’est officiellement déclaré « profondément perturbé » par cette nouvelle, qui a poussé les autorités congolaises à réclamer de ne plus envoyer de nouvelles troupes indiennes sur son sol. Le 6e bataillon du régiment sikh a été retiré et le chef de l’état-major indien a promis une enquête approfondie. Mais le rapport du Asian Centre for Human Rights (ACHR) doute de son efficacité : aucune investigation n’a été menée en RDC, où les faits ont été commis, les mères n’ont pas témoigné et au moment de la publication du rapport en 2014, aucune action disciplinaire n’avait été prise contre les militaires indiens.
Selon Suhas Chakma, l’auteur de ce rapport pour l’ACHR, l’un des problèmes principaux vient du recrutement de ces troupes. « Elles sont principalement sélectionnées sur la base de leur performance dans la lutte contre les insurrections, explique-t-il à RFI. Les paramilitaires indiens recrutés doivent avoir servi au moins deux ans sur des terrains extrêmes comme le Jammu-et-Cachemire, les régions conflictuelles du Nord-est ou contre les maoïstes Naxals ». Or, ce sont en grande partie les régions dans lesquelles l’armée bénéficie d’une impunité totale face à toute poursuite par un tribunal civil, grâce à une loi spéciale. Et où des exécutions sommaires de civils, des viols ainsi qu’un recours extrême de la force contre la population sont récurrents depuis des décennies.
Et le problème ne se limite pas à l’Inde : les troupes venant du Bangladesh et du Népal, deux des plus importants fournisseurs de casques bleus, proviennent également de corps entachés de graves violations des droits de l’homme. « L’ONU enquête seulement, depuis quelques années, sur le passé des généraux et commandants de leurs forces, mais pas sur celui des troupes, poursuit Suhas Chakma. Cette mission est laissée aux pays, qui approuvent leurs propres militaires ». Et ces armées s’opposent à davantage de contrôle onusien, car cela pourrait disqualifier leurs soldats. Or, ces pays d’Asie du Sud tiennent à ces missions de maintien de la paix, qui représentent une énorme manne financière (2 200 dollars en moyenne par soldat, en plus de la paie de son armée). Des fonds qui servent souvent à financer les armées nationales et surtout à les équiper. « Des pays font du chantage auprès de l’ONU en menaçant de ne plus envoyer de casques bleus s’ils insistent à vérifier le passé de leurs troupes », confie Sukas Chakma.
Pourtant, selon lui, il y aurait une solution : de nombreux pays ont des soldats disponibles, bien entraînés et qui n’opèrent pas dans des conditions douteuses. « La Malaisie, beaucoup de pays d’Amérique du Sud ou d’Europe de l’Est n’ont pas de rébellion violente. Leurs armées pourraient être plus respectueuses des droits de l’homme. »
Par

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